Archive for décembre, 2023

MAHMOUD  DARWICH ET « LA PLURALITÉ CULTURELLE »

On peut, au seuil d’une nouvelle année, prendre un peu de recul face à l’actualité sans pour autant fuir le monde réel et ses souffrances. Cela vaut pour le Proche-Orient et l’agression barbare qu’y inflige au peuple palestinien un occupant que des décennies d’impunité ont affranchi de toute limite. La prise d’otages et le massacre du 7 octobre, d’une indicible cruauté, et visant indistinctement des innocents, appellent de toute évidence une condamnation radicale des assaillants et de leurs commanditaires.  Mais l’offensive militaire de Netanyahu et de son « cabinet de guerre » d’extrême-droite suprémaciste contre toute la population de Gaza n’est pas à apprécier comme une forme de riposte, fût-elle qualifiée de « disproportionnée » face à cette attaque criminelle. Cette punition collective s’inscrit en réalité dans une stratégie mûrie de longue date, qui vise, à terme, quels que soient les moyens à utiliser pour y parvenir, la reconquête progressive de la totalité des territoires palestiniens et l’expulsion de leurs habitants vers le Sinaï égyptien et la Jordanie. 

Pour mener à bien un plan aussi diabolique, inacceptable comme tel pour la communauté internationale, il faut pouvoir « prouver » qu’il n’existe, en face, aucun interlocuteur apte à négocier les conditions d’une paix durable, à plus forte raison pour envisager une « solution à deux Etats ». Aussi, Netanyahu, contrairement à Yitzhak Rabin, a-t-il toujours prétendu que l’Autorité palestinienne elle-même  -y compris sous la présidence de Yasser Arafat-  n’était pas un partenaire fiable pour une telle négociation. Il étendit au contraire la colonisation, intensifia l’oppression, amplifia les humiliations. En privant ainsi délibérément les Palestiniens de tout espoir, Netanyahu et ses semblables ont, au nom de leur propre intégrisme, nourri la  montée de l’intégrisme religieux dans les territoires occupés, dont ils se servent aujourd’hui comme justification suprême de leur criminelle fuite en avant . Le peuple palestinien n’est pas responsable de cette radicalisation, il en est la première victime. 

Il y a 20 ans, tandis que le Hamas n’avait pas encore conquis Gaza, Mahmoud Darwich, le grand poète palestinien, l’a dit avec ses mots : « Pour moi, la Palestine (…) renvoie à la quête de la justice, de la liberté, de l’indépendance, mais aussi à un lieu de pluralité culturelle et de coexistence. La différence entre ce que je défends et la mentalité officielle israélienne -je dirais même la mentalité dominante aujourd’hui en Israël-, c’est que celle-ci conduit à une conception exclusiviste de la Palestine alors que pour nous, il s’agit d’un lieu pluriel, car nous acceptons l’idée d’une pluralité culturelle, historique, religieuse en Palestine. Ce pays en a hérité. Il n’a jamais été unidimensionnel ni à un seul peuple. Dans mon écriture, je m’avoue l’enfant de plusieurs cultures successives. Il y a place pour les voix juive, grecque, chrétienne, musulmane. La vision adverse concentre toute l’histoire de la Palestine dans sa période juive. Je n’ai pas le droit de leur reprocher la conception qu’ils ont d’eux-même. Ils peuvent définir leur identité comme ils veulent. Le problème, c’est que cette conception signifie la négation de celle de l’autre (…) Le fondamentalisme musulman est lui-même une réaction au fondamentalisme et à l’intégrisme américain et israélien » (1). 20 ans plus tard, il y a « un risque de génocide en cours à Gaza » selon l’ONU (2), tandis que Washington continue de livrer des armes à Israël et refuse tout cessez-le-feu depuis 75 jours…

—————-

(1) Humanité (15/4/2004). Entretien réalisé par Muriel Steinmetz.

(2) Francesca Albanese, Rapporteure spéciale sur les droits de l’homme dans les territoires palestiniens occupés.

28 décembre 2023 at 4:06 Laisser un commentaire

CE QUE LES VOTES À L’ONU NOUS DISENT DE L’EUROPE

Un récent événement, de grande signification quant au regard que porte le monde sur l’atroce punition collective qu’impose Israël à la population civile de Gaza, mérite qu’on y  revienne. On se souvient que, face à la menace d’un « effondrement total de l’ordre public » à Gaza, le Secrétaire général des Nations unies, Antonio Guterres, avait pris, le 6 décembre dernier, l’initiative -très rare- de convoquer lui-même le Conseil de sécurité afin de placer ses Etats membres devant leurs responsabilités et les inciter à appeler solennellement à un « cessez-le-feu humanitaire immédiat ». Sur les 15 pays concernés, 13 se prononcèrent pour un arrêt des combats, la Grande Bretagne s’abstint , tandis que les Etats-Unis usèrent du privilège de leur droit de veto pour bloquer toute décision. Devant ce camouflet, l’Assemblée générale de l’ONU prit, comme on sait, le relai du Conseil de sécurité le 12 décembre dernier en appelant à son tour ses membres à appeler au cessez-le-feu. Les résultats du vote constituèrent une gifle magistrale pour Washington (et bien sûr pour Israël) bien que la résolution ne fût pas contraignante: sur 193 pays, seuls 10 se prononcèrent contre le cessez-le-feu tandis que 23 se réfugièrent dans l’abstention, sorte de NON honteux. Bref : quelques îlots de jusqu’au-boutistes  dans un océan d’exigences de cessez-le-feu. Voilà pour ce qui est des attentes de l’écrasante majorité de l’humanité. 

Et l’Europe, dans tout cela ? Parmi les 10 réfractaires, outre Israël, les Etats-Unis et quelques uns de leurs auxiliaires habituels du type de la…Micronésie, du Nauru ou de la Papouasie-Nouvelle Guinée, on trouve deux Etats européens: l’Autriche et la République tchèque -dont une ministre a même qualifié l’ONU d’ « organisation qui soutient les terroristes et ne respecte pas le droit fondamental à l’autodéfense »…Quant aux 23 pays abstentionnistes, près de la moitié d’entre eux sont également des Européens et leur énumération est instructive. Trois d’entre eux sont des Etats fondateurs de la Communauté européenne : l’Allemagne, indéfectiblement alignée sur Tel Aviv, l’Italie de l’extrême-droitiste Giorgia Meloni et les Pays-Bas du sinistre Geert Wilders . À leurs côtés, on trouve cinq « nouveaux pays membres » de l’UE, au profil politique divers, mais aux choix, en l’occurrence, convergents  : la Hongrie, la Slovaquie, la Bulgarie, la Roumanie et la Lituanie. Enfin, on remarquera, dans cette cohorte peu glorieuse, deux pays candidats officiels à l’entrée dans l’Union européenne : l’Ukraine et la Géorgie…(ainsi que, par ailleurs, sans surprise, la Grande-Bretagne). 

Que conclure de cet amer constat pour quiconque a à cœur de tenter de sauver l’idée européenne du naufrage moral qui la menace toujours plus ? D’abord, qu’il faut arrêter de tenir l’inaudible discours sur les « valeurs »qu’incarnerait « l’Europe » tout entière , en cachant la poussière sous le tapis au nom de « l’unité des 27 ». Il n’y a, hélas, pas que la Hongrie d’Orban qui viole allègrement les nobles principes censés faire de l’UE un modèle de vertu ! La métamorphose dont l’Europe a besoin commence par un discours de vérité sur l’état des lieux ! A ce titre, il faut en finir avec l’hypocrite recours au « deux poids-deux mesures », dont témoigne toute comparaison entre l’attitude observée à l’égard du conflit russo-ukrainien sous nos yeux et celle suivie au Proche-Orient depuis des décennies. Enfin, il faut se libérer de la vision étroite d’un Occident soudé face au reste du monde et s’ouvrir aux réalités d’une humanité plurielle. 

21 décembre 2023 at 12:57 Laisser un commentaire

Union Européenne : « Cette adhésion pourrait être un cadeau empoisonné pour les Ukrainiens »

L’ HUMANITÉ (18/12/2023)

Après la décision du Conseil européen, le processus d’adhésion de l’Ukraine à l’UE est lancé. Pour Francis Wurtz, député honoraire du Parlement européen, d’autres formes de coopération et d’association auraient été plus justes. Après avoir obtenu son statut formel de candidat, en juin 2022, l’Ukraine a débuté officiellement son processus d’adhésion à l’Union européenne. Les Vingt-Sept pays membres réunis au Conseil européen ont acté cette décision, jeudi 14 décembre. Député honoraire du Parlement européen, Francis Wurtz décrypte ce choix et ses conséquences.

En acceptant que l’Ukraine soit candidate à l’Union européenne, il acte une décision essentiellement « géopolitique ». Cet accord est une réponse à l’agression russe. Si le pays n’avait pas été envahi, la perspective d’une adhésion rapprochée aurait été impensable. 

Ce processus déroge complètement aux conditions prévues pour être candidat et fixées par les critères de Copenhague, en 1993. Trois prérequis doivent être respectés. Le premier est le critère politique : avoir des institutions stables garantissant la démocratie, l’État de droit, et le respect des minorités. Une condition délicate à remplir pour l’Ukraine quand on regarde ses difficultés depuis l’indépendance. 

Le deuxième critère est économique et se définit comme suit : « Il faut une économie de marché viable et la capacité à faire face aux forces du marché et à la pression concurrentielle à l’intérieure de l’Union européenne. » Est-ce que, aujourd’hui, nous pouvons affirmer que l’Ukraine est en capacité de faire face aux « forces du marché » ? Il s’agit du seul pays de l’espace post-soviétique en Europe à s’être appauvri depuis la chute de l’URSS.

En 2021, juste avant une invasion qui n’a pas arrangé les choses, Kiev se trouvait, par rapport aux autres membres de l’UE, avec un PIB par habitant trois fois moins élevé que la Bulgarie, qui se révèle l’État le plus pauvre de l’UE. Si on réfléchit rationnellement, cette adhésion dans de telles conditions apparaît comme un cadeau empoisonné au peuple ukrainien. 

Troisième condition à remplir : être apte à assumer toutes les obligations liées à ce qu’on appelle l’acquis communautaire. C’est-à-dire respecter les dizaines de milliers de pages de droit communautaire. Il faudra ensuite négocier des dérogations, des périodes transitoires. L’agression de la Russie a bouleversé ces critères d’évaluation.

Un dernier critère demeure totalement absent du débat : la clause de défense mutuelle. Lors du traité de Lisbonne en 2007, cet article 42 stipule que tout État membre victime d’une agression armée sur son territoire a le droit à l’aide et à l’assistance par tous les moyens des autres États membres. Dans un pays qui demeure en guerre et dont l’issue semble de plus en plus complexe, la tension sera permanente pour l’Ukraine et le continent européen.

Autre conséquence pour l’UE, l’Ukraine est une superpuissance agricole qui absorberait l’essentiel des aides du secteur. Elle bénéficierait aussi de la majorité des fonds de cohésion étant donné son taux de pauvreté. Cela va créer d’importantes controverses et des oppositions de la part des pays bénéficiaires de ces aides. 

La Pologne, un allié de l’Ukraine, a décidé en pleine guerre de fermer ses frontières face à la concurrence agricole. L’UE sera également confrontée à des problèmes institutionnels. Comment préserver les prises de décisions qui posent déjà souci à 27 ? Quand notre secrétaire d’État Clément Beaune dit que cette adhésion est nécessaire pour garantir la sécurité et la stabilité du continent, on peut en douter.

Auparavant, il y avait ce qu’on appelait une préadhésion. Elle permettait, sur plusieurs années, de familiariser le pays avec les obligations liées à l’entrée dans l’UE, une aide financière à la clef. Lors du grand élargissement de 2004-2007, une deuxième étape existait avec des accords d’assistance. Puis la véritable négociation débutait autour des 35 chapitres qui résumaient l’acquis communautaire et qui débouchaient sur de longues tractations. 

On ne peut pas faire l’impasse sur tout ce travail. Elle générait aussi des frustrations parmi les candidats. En Europe centrale et orientale, il n’y a pas un enthousiasme à être dans l’UE. Ils en font partie pour ne pas être isolés, mais les conditions de leur présence ont créé des dissensus. La mise en concurrence impitoyable qui caractérise l’Europe libérale a engendré de vraies crises dans ces pays membres.

Le président du Conseil européen, Charles Michel, affirme que l’UE et l’Ukraine doivent être prêtes pour 2030. Pour la Croatie, dernier État à entrer dans l’UE, en 2013, les négociations beaucoup moins complexes ont duré dix ans. Je crains que, si on se précipite, les conséquences d’une adhésion avec un pays comme l’Ukraine ne soient être décuplées.

D’autres formes de coopération sont envisageables pour aider légitimement le peuple ukrainien. Un accord très poussé d’association, adapté à la situation de l’Ukraine, apparaît la meilleure solution. Il faut trouver en négociant avec Kiev des formes de complémentarité qui permettent à l’Ukraine de se reconstruire, en espérant que la guerre s’arrête au plus vite. Il faut l’aider à lutter contre la corruption, la mauvaise gouvernance et faire fructifier ses atouts réels. 

Cet accord devrait être modifiables avec le temps et les besoins de l’Ukraine. Cette forme de coopération m’apparaît moins risquée pour les deux parties. On ne peut ni laisser tomber les Ukrainiens, ni les jeter dans une Union européenne hyper concurrentielle, fondée non pas sur de bons sentiments mais sur des règles néolibérales extrêmement strictes.

La pire des choses serait de cacher des problèmes dont on connaît la réalité et la dangerosité. Il faut que les négociations à l’adhésion se passent dans la transparence absolue pour comprendre les risques encourus de part et d’autre. Ensuite, en connaissance de cause, que chacun prenne ses responsabilités. 

Le chercheur du Cevipof Olivier Costa pense que les dirigeants européens mèneront les réformes minimale et à bas bruit pour ménager les sensibilités. Ce serait d’autant plus irresponsable que le président du Conseil européen, Charles Michel, entend faire adhérer l’Ukraine en 2030.

18 décembre 2023 at 12:36 Laisser un commentaire

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