Archive for avril, 2023
VERS UNE DÉFAITE D’ERDOGAN ? UN ESPOIR ET DES QUESTIONS
Après 21 ans de règne, Erdogan et son parti, l’AKP, risquent l’échec lors du double scrutin du 14 mai prochain : l’élection présidentielle (1er tour) et les élections législatives (à un seul tour). Pour analyser les enjeux de cet événement politique majeur, l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) vient d’organiser une passionnante table ronde (1) : l’essentiel de ce qui suit est inspiré de ces échanges.
Depuis dix ans, les signes d’une volonté de changement de la société turque se sont multipliées : depuis le spectaculaire mouvement de protestation de 2013 jusqu’à la victoire de l’opposition à Ankara, et surtout dans le fief d’Erdogan, Istanbul (16 millions d’habitants), en 2019, en passant par l’irruption du parti progressiste HDP du très respecté Selahattin Demirtas, qui priva pour la première fois Erdogan de la majorité absolue au Parlement en 2015 (et qui est en prison depuis 2016 !) L’hyper-centralisation autoritaire du régime qu’a permise la mise en place d’un régime présidentiel; l’instrumentalisation du coup d’Etat avorté de 2016 pour mener une répression de masse, féroce et arbitraire; l’insupportable ordre moral et conservateur institué par le pouvoir; la profonde crise économique et sociale en cours (une inflation proche de 100%); enfin les graves négligences de l’administration révélées par les récents séismes, ont sérieusement entamé la base sociale du régime.
Dans ce contexte, l’opposition a travaillé à constituer une coalition autour du grand parti de centre-gauche, membre du PSE, le CHP. C’est le Président de ce parti, Kemal Kiliçdaroglu, qui représentera les six partis coalisés à l’élection présidentielle. Le HDP (11 à 13 % des voix) ayant, au vu des circonstances, décidé de ne pas désigner de candidat et d’appeler à tout faire pour battre Erdogan, Kiliçdaroglu a de réelles chances de devenir le prochain président de la Turquie. Tout va dépendre de la dynamique politique à l’œuvre durant les trois semaines à venir.
Si l’éventualité d’une défaite d’Erdogan suscite des espoirs -notamment en matière de démocratie- à la hauteur du rejet d’un régime massivement honni, des questions demeurent sur les changements concrets à attendre, le cas échéant, de cette nouvelle coalition, très hétérogène (avec une dominante de centre-gauche, mais aussi une formation de droite nationaliste et plusieurs anciens Premiers ministres ou ex-ministres d’Erdogan) et divisée sur des sujets majeurs, comme la question kurde, qui doit faire l’objet, en cas de victoire, d’un grand débat au Parlement, le principal atout du HDP étant que la coalition a besoin de son soutien. Par ailleurs, si la volonté de revenir à un régime parlementaire et de pratiquer une gestion du pouvoir moins agressive semblent, le cas échéant, assurée, des incertitudes demeurent sur ce que serait la politique économique des nouvelles autorités. Quant à la politique extérieure (relations avec la Grèce, Chypre, l’Arménie vs l’Azerbaïdjan, l’OTAN, la Russie, la Syrie, l’Afrique…), elle ne devrait pas fondamentalement changer, si ce n’est par un renforcement de la « vocation européenne et occidentale » de la Turquie. A suivre…
————
(1) Autour de Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS, lui-même expert de la Turquie, étaient réunis le 20 avril 2023 Ahmet Insel, économiste et politologue ; Bahadir Kaleagasi, président de l’Institut du Bosphore et Barçin Yinanç, journaliste.
CRISE DE TAÏWAN : SAVOIR RAISON GARDER
Par les temps qui courent, le monde n’a vraiment pas besoin d’une crise internationale de plus ! Les dirigeants européens feraient bien de rappeler cette évidence à leurs alliés américains qui s’évertuent à remuer le fer dans la plaie des relations tumultueuses entre Pékin et les autorités actuelles de Taïwan . Non content d’être le premier fournisseur d’armements de l’île -deux livraisons massives d’armes ont eu lieu depuis l’élection du Président Biden- , Washington cautionne incident sur incident propre à alimenter le climat de confrontation avec Pékin sur ce dossier potentiellement explosif. Après la visite délibérément provocatrice de l’ex-Présidente démocrate de la Chambre des représentants à Taipei en août dernier, l’administration Biden n’a pas trouvé initiative plus appropriée que d’autoriser la réception aux Etats-Unis, par le successeur républicain de Nancy Pelosi, de la première responsable actuelle de l’île chinoise, clairement indépendantiste . Ces bravades successives de Washington envers son grand rival asiatique seraient puériles si elles n’attisaient de très inopportunes tensions dans une région ultra-sensible.
Loin de servir à obtenir de Pékin les nécessaires garanties d’un règlement pacifique du statut de Taïwan, ce type de harcèlement ne fait qu’exacerber les dissensions sinon les risques d’une dérive fatale. Cette attitude vise, en effet, aux yeux de Pékin, à revenir progressivement, dans les faits, sur le principe d’ « une Chine unique » (reconnu par 181 États sur 193), qui fait de Pékin le seul représentant légal de l’île . De fait, Taïwan fait partie de la Chine depuis le 17ème siècle, hormis la période de domination japonaise qui débuta en 1895 et prit fin avec la capitulation de 1945. Taïwan est donc bien une province chinoise. Jusqu’à l’élection de l’actuelle dirigeante de l’île, en 2016, les relations avec Pékin s’étaient du reste, développées sur le plan économique et apaisées sur le plan politique . Le précédent dirigeant de Taipei -qui se rendit en Chine continentale l’été dernier- appela d’ailleurs à un dialogue constructif avec Pékin.
Au lieu d’encourager cette option, excluant toute tentative de « réunification de la Chine »par la force, mais ouverte à un processus de rapprochement négocié, les Etats-Unis prennent le risque d’instrumentaliser la question taïwanaise au service de leur stratégie « Indo-Pacifique », autrement dit de leur bataille de « leadership » avec la Chine. Quel intérêt auraient les Européens à se laisser entraîner dans cette dangereuse impasse ? Quelques inconditionnels de Washington, comme les dirigeants libéraux-conservateurs de la République tchèque ou les très zélés responsables lituaniens, ne se posent pas la question : ce qui est bon pour « l’Amérique » est bon pour eux. Plus symptomatique de la confrontation entre Occident et Chine : pour la première fois depuis 26 ans, une ministre allemande s’est récemment rendue à Taïwan . Sans parler du tollé médiatique suscité en Europe par une banale assertion d’Emmanuel Macron, selon laquelle : « La pire des choses serait de penser que nous, Européens, devrions être suivistes sur ce sujet et nous adapter au rythme américain et à une surréaction chinoise ». Attention : sur Taïwan, sachons raison garder.
MACRON EN CHINE : UN SILLON A CREUSER
Incontournable Chine ! On se souvient des nombreuses critiques qu’avait suscitées la visite -d’à peine onze heures !- du Chancelier allemand, Olaf Scholz, à Pékin, en novembre dernier -une « première » depuis 2019- : « Au sein de sa propre coalition, chez ses partenaires européens et à Washington, ce voyage est suivi avec scepticisme », notait alors le grand quotidien allemand, la « Frankfurter Allgemeine Zeitung » (FAZ). Notamment parce que le Président Xi Jinping n’avait « toujours pas condamné la guerre d’agression russe en Ukraine », soulignait alors la FAZ.
Entre-temps, le Premier ministre espagnol, Pedro Sanchez, s’est rendu à son tour dans « l’empire du Milieu » en insistant précisément sur le rôle potentiel de la Chine en tant que médiateur pour la paix : d’obstacle, la proximité sino-russe était devenue une opportunité, Pékin étant finalement reconnu comme l’un des rares sinon le seul État à même d’influer sur la stratégie de Poutine. C’était aller à l’encontre des observations du secrétaire général de l’OTAN, estimant que « la Chine n’est pas très crédible », ou des jusqu’au-boutistes de l’UE, tel le Président lituanien, pour qui « l’objectif de la Chine est de poursuivre cette guerre, de la rendre encore plus sanglante » (1).
C’est dans une optique semblable à celle de son homologue espagnol qu’Emmanuel Macron avait préparé son voyage, ce dont on ne pouvait que se réjouir. S’il existe un espoir, ténu, d’entrevoir, à terme, une chance de règlement politique de cet insupportable conflit, il passe, en effet, par une implication de la diplomatie chinoise aux côtés d’autres acteurs internationaux, notamment occidentaux, en plus des autorités ukrainiennes . Cependant, il y a encore loin de la coupe aux lèvres ! D’abord, on a du mal à comprendre l’intérêt qu’a vu le Président français à associer à son initiative la Présidente de la Commission européenne, qui épouse la ligne américaine, favorable à une « victoire militaire » du camp occidental et, en réalité, hostile à toute entremise de Pékin dans cette affaire. Ainsi, tandis que le chef de la diplomatie européenne, Josep Borrell, lui-même, avait tenu à souligner que « la Chine n’a franchi aucune ligne rouge pour nous » et que le partenariat entre Pékin et Moscou « est diplomatique, mais (que les Chinois) n’ont jamais développé d’alliance militaire », et même qu’ils souhaitaient « minimiser le risque d’être associés aux activités militaires russes », Ursula von der Leyen a, quant à elle, critiqué violemment la Chine pour son soutien à la Russie. Pour entamer des discussions, on peut mieux faire.
En outre, s’ils souhaitent réellement œuvrer pour une médiation de la Chine, Emmanuel Macron et d’autres dirigeants européens ne pourront faire l’économie d’une sérieuse négociation avec Washington : ils ne peuvent espérer de Pékin qu’il fasse efficacement pression sur Moscou sans rien modifier, en retour, aux options occidentales. Une chose est de désigner clairement l’agresseur et l’agressé, autre chose de continuer à miser sur une reddition sans condition du premier et à une domination sans limite de l’OTAN. On le voit : il reste du chemin à faire. La « re-connexion » avec Pékin est une bonne chose. À présent, il s’agit de creuser le sillon.
———
(1) « Euronews » (14/3/2023)
Commentaires récents