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LA « FIN DE L’HISTOIRE » A 30 ANS !
Article publié dans l’Huma quotidienne le 8/11/19
À l’été 1989, quelques mois, donc, avant la chute du mur de Berlin, Francis Fukuyama, professeur de sciences politiques américain et rien moins que directeur adjoint du service de planification du Département d’Etat (l’équivalent du ministère des Affaires étrangères) des Etats-Unis, s’interrogeait doctement sur le fait de savoir si l’humanité n’était pas arrivée au « point final de (son) évolution idéologique » ! « Mon argument était que le dernier stade de notre Histoire était la démocratie bourgeoise » précisera-t-il un peu plus tard. Que déduire, trente ans après, de cette affirmation à la fois lucide sur la profondeur de la crise du « camp socialiste »et imbécile en matière de prospective ? OUI : avant même la chute du mur, on pouvait observer l’effondrement progressif d’une conception de la société et d’un mode de gouvernement qui avaient fait leur temps. NON, l’échec final d’une tentative d’organisation sociale post-capitaliste n’a évidemment pas mis un terme à l’affrontement de classe -y compris sur le plan des idées- entre les tenants du système dominant et les forces à la recherche de son dépassement.
Cet échec de l’expérience soviétique ( au sens large ) ne nous fait, certes, pas oublier les apports des régimes politiques qui s’en réclamaient, tant à leur société respective qu’à l’humanité tout entière et tout particulièrement aux peuples opprimés du « tiers-monde », à différents moments de l’Histoire. Les travailleurs des pays occidentaux les plus développés ont eux-mêmes indirectement profité, pendant un temps, de l’existence du « camp adverse », attentifs qu’étaient les idéologues du monde capitaliste à ne pas laisser s’installer dans les esprits une quelconque forme d’attractivité du « socialisme réel » susceptible de devenir une menace existentielle pour le « monde libre ». Mais c’est aujourd’hui une banalité de rappeler -par-delà les crimes insoutenables du stalinisme- les signes d’essoufflement croissant manifestés par un système incapable de regarder en face ses contradictions pour les surmonter, tant en ce qui concerne la question-clé de la démocratie que celle de l’ouverture au monde et aux enjeux planétaires, insolubles dans le cadre d’un « camp » introverti et cadenassé. « Celui qui vient trop tard est puni par la vie » :Gorbatchev mesura-t-il lui-même l’impitoyable vérité de sa formule, prononcée à Berlin, un mois avant la chute du mur ? L’impasse que représentait ce type de « socialisme »face aux grands défis de notre époque est un fait établi. Telle est l’une des leçons de l’événement du 9 novembre 1989.
L’autre enseignement à en tirer n’est pas moins essentiel. L’expérience de ces trois dernières décennies, loin d’avoir crédibilisé la fable de « la fin de l’Histoire », a révélé au monde entier l’enfoncement du capitalisme dans une crise existentielle. L’économiste libéral qui avait prédit le krach de 2008, Nouriel Roubini, fit, trois ans plus tard, cet aveu de taille: « Marx avait raison. À certains égards, le capitalisme se détruit lui-même (…) Nous pensions que le marché, ça marchait. Mais ce n’est pas le cas. » (1) En réalité, bien pire que de ne « pas marcher », le système en vigueur met en danger l’humanité tout entière, comme en témoigne l’irresponsabilité de ses « élites » face aux inégalités explosives et aux décompositions sociales et institutionnelles qui s’ensuivent, tout comme face aux dangers qui menacent la planète : du prélèvement sauvage des ressources naturelles à l’appauvrissement de la biodiversité et de la pollution de l’air au réchauffement climatique. Ces dernières années ont encore vu s’aggraver les risques pour l’avenir -et pour la paix- avec l’exacerbation de l’unilatéralisme et l’illusoire obsession de l’hégémonie à tout prix, dont le chef de la puissance de référence en matière de « démocratie libérale », Donald Trump, est la figure de proue.
Empruntons notre conclusion à Edgar Morin qui, tournant résolument le dos à un nouveau « grand soir » souligne que « des symptômes d’une civilisation qui voudrait naître, civilisation du bien vivre, bien qu’encore dispersés, se manifestent de plus en plus » , même si, pour le moment, « les forces obscures et obscurantistes énormes de la barbarie froide et glacée du profit illimité qui dominent la civilisation actuelle progressent encore plus vite que les forces du salut ». L’alternative est aux antipodes d’une « fin de l’Histoire » ! Elle est : « nouvelle civilisation ou barbarie » . (2)
PALESTINIENS, KURDES : PEUPLES MARTYRS !
« Lors du discours qu’il a prononcé à La Tribune des Nations-Unies en novembre 1974, Yasser Arafat a successivement proposé d’établir un « mini-Etat » en Cisjordanie et Gaza, de procéder à une reconnaissance réciproque et simultanée entre Israël et l’OLP, de négocier avec les représentants de l’Etat juif dans le cadre d’une conférence internationale sous l’égide de l’ONU et des grandes puissances (…) Début 1983, il reçut personnellement à Tunis certaines personnalités (israéliennes, sionistes mais favorables à une solution bi-étatique), en compagnie desquelles il s’est fait photographier, défiant ainsi plusieurs organisations de fédayins (…) Dans tout autre conflit, de telles dispositions auraient été suffisantes pour aboutir à un règlement ». Là, il n’en fut rien.
Cette longue citation d’un ancien journaliste du « Monde » et grand connaisseur du Moyen-Orient, date de 1984 (1). Cette terrible injustice, ce spécialiste reconnu de la question en attribuait « une part de responsabilité particulièrement lourde » aux Etats-Unis, dont il fustigeait l’hypocrisie : « admettre dans son principe le droit à l’autodétermination des peuples, tout en le niant aux Palestiniens sous divers prétextes ». 35 ans après, ce constat lucide conserve toute son actualité, à cette différence près que tant la sauvagerie de l’occupant que la complicité de son parrain américain ont décuplé, tandis que les dirigeants européens s’illustrent bien plus qu’à l’époque par leur démission politique et éthique en continuant d’assurer l’impunité à Israël , quel que soit le degré de violation du droit international perpétré par son chef et son armée. Puisse la prise de conscience de cet énorme scandale toucher les futures générations d’Européens et les conduire à prendre , aussi longtemps que cela s’avérera nécessaire, le relai de leurs aînés dans l’emblématique combat pour la solidarité avec le peuple palestinien.
Cet engagement ne peut être séparé de celui qu’appelle, pour des raisons très proches -y compris la part de responsabilité de Washington et l’impuissance des Européens- , le sort imposé au peuple kurde, autre peuple martyr ! Ce devoir de solidarité s’impose à tout observateur un tant soit peu humain comme une évidence, particulièrement depuis que le dictateur turc s’acharne avec une violence sans précédent tant contre les citoyens kurdes de son propre pays que, désormais, contre ceux du voisin syrien. En poussant cette fois l’agression jusqu’à occuper militairement un territoire étranger, à pratiquer un véritable nettoyage ethnique dans la région occupée, à persécuter ceux-là même que le monde entier reconnaissait -depuis Kobanê- comme les combattants et combattantes les plus farouches contre Daech, au prix de la vie de milliers d’entre elles et d’entre eux, le maître d’Ankara défie la communauté internationale. Laisser passer un tel crime sans réagir reviendrait à encourager ce dictateur mégalomane à pousser toujours plus loin son aventure guerrière. Les Kurdes demandent tout à la fois des mesures répondant aux besoins humanitaires et de protection de la population ainsi qu’une intervention politique et judiciaire, dans le cadre de l’ONU, à même d’arrêter le bras de l’envahisseur et d’assurer aux Kurdes de Syrie la place qu’il leur revient dans le processus de résolution de la crise de leur pays. Il faut les entendre.
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(1) Eric Rouleau dans « Les Palestiniens, d’une guerre à l’autre » (La Découverte, 1984)
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