2013 : Débat autour du moins-disant social
11 janvier 2013 at 11:03 Laisser un commentaire
Michel Barnier est commissaire européen au Marché intérieur et aux services. Francis Wurtz est député honoraire au Parlement européen. L’un appartient à l’UMP, l’autre au PCF. Ils débattent dans les colonnes de l’«Humanité Dimanche». Et il peut même arriver que le commissaire, garant de l’intérêt général européen, retienne des idées que lui souffle le député… et propose de les mettre en débat.
HD. Existe-t-il un modèle social européen ?
MICHEL BARNIER. Oui, il existe un modèle économique et social européen fondé sur l’économie sociale de marché. Ce n’est ni une économie administrée ni le modèle ultralibéral que nous avons vu se développer pendant des années. Je suis revenu à Bruxelles avec la confiance alors de Nicolas Sarkozy et de José Manuel Barroso, pour participer à la réorientation du modèle européen et renouer avec les fondements de l’économie sociale de marché. Les 28 lois que nous avons rédigées pour renforcer la régulation financière et le marché unique retrouvent ce sens. Ce modèle économique redistribue quand il a créé et préserve des services publics, des règles de solidarité, des garanties.
FRANCIS WURTZ. Je suis de ceux, nombreux en France comme le vote de 2005 l’a rappelé, attachés à l’idée européenne mais profondément critiques par rapport aux orientations, aux structures et à la fuite en avant actuelles. Nous vivons aujourd’hui une crise de légitimité vis-à-vis de l’UE, et la question du modèle social en fait partie. Trois moments de la construction européenne ont dévitalisé ce modèle. D’abord à partir des années 1990, le développement profondément libéral du marché unique. Ensuite, l’instrumentalisation de l’élargissement à l’Est pour mettre en concurrence des modèles sociaux et tirer tout le monde vers le bas. Enfin, la gestion de la crise de l’euro conduit à l’instauration d’un régime d’austérité généralisé et durable. Ainsi, pour une majorité d’Européens et d’Européennes, ce « modèle » n’a plus rien de social. Cette notion comme celle d’économie sociale de marché ne parlent plus aux gens car leur vécu les contredit.
M. B. Le projet européen a été cimenté sur la communauté du charbon et de l’acier, des politiques communes, et le marché unique proposé par Jacques Delors à partir des années 1980. En mettant en- semble nos énergies, nos politiques, nos marchés, nous quittons la vision dépassée du « chacun chez soi, chacun pour soi ». Ainsi, des opportunités sont créées. Cette concurrence permet d’abaisser pour les citoyens les prix des billets d’avion, du téléphone portable, des communications, tout en évitant les concurrences déloyales. Nous vivons avec des normes communes pour la sécurité, l’environnement. Certes, il faut être vigilant sur la préservation des services publics et une certaine redistribution.
F. W. Je mets en cause cette concurrence à tout-va, entre entreprises, entre États – par exemple, la compétition fiscale -, entre acquis sociaux. Exemple : Renault. Ses salariés, en France, doivent accepter de renoncer à des acquis, sous la menace d’une délocalisation des emplois vers l’Espagne. où les salariés subissent le même chantage vis-à-vis de la Roumanie ! Je conteste aussi que cette hyperconcurrence génère le progrès social dans les nouveaux États membres. Je rentre de Hongrie : dramatique !
M. B. Mais depuis vingt ans, 2,7 millions d’emplois ont été créés grâce à cet ensemble économique commun. Mais, c’est vrai, nous ne sommes jamais parvenus à supprimer la règle du droit de veto sur la fiscalité, d’où l’existence de la compétition fiscale. Je vous donne acte que nous aurions dû au moins harmoniser les bases des taux d’imposition sur les entreprises, comme la Commission l’a proposé. Par ailleurs, la Commission propose aujourd’hui une taxe sur les transactions financières.
F.W.Que les impôts sur les sociétés n’aient pas été harmonisés n’est pas un oubli, c’est un choix. De la même manière, alors qu’il règne un quasi-consensus parmi les économistes pour dire qu’il faut arrêter l’austérité, parce qu’elle conduit à la récession, les dirigeants européens refusent obstinément de changer de cap
M. B. Malheureusement, beaucoup de pays ont été mal gérés et se sont endettés. Or, en nous endettant, nous nous mettons dans la main des marchés financiers, nous perdons notre souveraineté, nous créons des impôts pour les générations futures.
F. W. N’oublions pas d’où vient l’explosion de la dette. L’endettement de la France, 90 % du PIB aujourd’hui, était en 2007 de 62 %. Face à la crise financière, les États membres ont mobilisé des centaines de milliards pour sauver le système financier et ensuite relancer l’économie pour éviter la dépression. Or on a accusé les peuples d’avoir « vécu au-dessus de leurs moyens ». La solution n’est pas d’imposer l’austérité et de déstabili- ser la société, mais de donner à ces pays plus de moyens pour s’en sortir.
M. B. Mais que se passe-t-il sans cette discipline collective et cette solidarité? LaGrèce a reçu,dans le contrat global, 240 milliards d’euros ! Quelle est la solution ? Que ce pays sorte de l’euro ? Que la Grèce reste seule à faire face ? C’est précisément ce que nous n’avons pas accepté.
F. W. La « solidarité » ! La « troïka » restera une tache indélébile sur l’Europe ! Vous vouliez sauver la zone euro, mais la ges tion de cette crise est terriblement contre- productive : la dette grecque au début de cette crise était de 115 % du PIB : elle est prévue à 190 % l’an prochain.
HD. Quel rôle la BCE doit-elle jouer ?
M. B. Son rôle est de garantir la stabilité monétaire. Mais il y a aujourd’hui une urgence à remettre de l’ordre, de la trans- parence, de la morale dans les marchés financiers d’où ils avaient disparu depuis vingt-cinq ans. Voilà pourquoi nous avons présenté 28 lois en moins de trois ans, pour que chaque acteur, chaque produit, chaque secteur soit régulé par une autorité publique et par une règle publique. En mettant en place une régulation sur la capitalisation des banques, nous faisons en sorte que les 8 300 banques européennes soient plus robustes et que l’on ne fasse plus appel aux contribuables, mais qu’en cas de crise les banques payent pour les banques. Je vais continuer, en 2013 notamment, en met tant en place un cadre européen pour séparer la gestion des risques dans les banques de toute l’Europe.
F. W. Entre décembre 2011 et février 2012, la BCE a prêté aux banques, à 1 %, 1 000 milliards d’euros, sans aucune condition d’utilisation. Ces milliards ne sont pas allés au financement de l’économie. Aujourd’hui, la difficulté d’accès au crédit bancaire, notamment des PME, est un gros problème. Se pose donc la question du fonctionnement de la BCE et des missions qui lui sont assignées par les traités. Autre grief : les critères d’attribution des crédits en général. Le refinancement des crédits bancaires par la BCE devrait être fait dans des conditions différentes selon qu’il s’agit de financer des investissements créateurs d’emploi, de la formation, de la création de valeur ajoutée utile à la société, ou qu’il s’agisse d’opérations financières. Enfin, un manquement majeur des traités, donc des missions de la BCE, est l’interdiction qu’elle prête aux États membres pour financer le développement social et la transition écologique.
HD. Que faire en 2013 pour « retrouver » le modèle social européen ?
M. B. Nous avons passé au printemps dernier le pic de la crise, les bonnes décisions ont été prises dans chaque pays pour mieux gérer les finances publiques et avoir une meilleure gouvernance de la zone euro. Maintenant, la croissance doit être moins polluante, plus équitable, plus innovante. Comme l’a soutenu François Hollande dès son arrivée, des mesures sont prises pour mieux utiliser l’argent public, pour faire des emprunts et des investissements d’avenir. Le marché intérieur, qui est le socle de l’économie, ne doit pas être fragmenté. Ainsi, nous avons présenté une soixantaine de propositions opérationnelles pour facliter l’écosystème pour les petites et moyennes entreprises et les consommateurs, comme le brevet européen – une protection juridique des inventions. Deuxième exemple, l’entrepreneuriat social. Nous déciderons en 2013 d’un statut de la Mutuelle européenne, le fonds d’investissement solidaire approuvé par le Parlement, et d’un fléchage des crédits européens dans les régions sur ce secteur. Enfin, nous avons élaboré des propositions pour simplifier les marchés publics. Dernier exemple : la protection des consommateurs, et j’y ai été encouragé par le groupe politique GUE-NGL, auquel Francis Wurtz appartenait au Parlement. Nous avons élaboré un compte bancaire de base induisant la transparence des frais bancaires, de la mobilité bancaire. La Commission proposera notamment le compte bancaire de base dont sont privés 7 millions de citoyens européens aujourd’hui.
F. W. Vous pouvez aménager à la marge le marché unique, mais il est d’essence profondément libérale. Prenons la libéralisation de l’énergie, justifiée par la possibilité offerte aux consommateurs de choisir leur fournisseur. En France, 94 % des usagers de l’électricité ont gardé leur confiance à EDF. L’attente d’une ouverture à la concurrence n’existe donc pas. En revanche, cela oblige EDF à vendre à ses concurrents l’électricité à un prix inférieur à celui du marché.
M. B. Mais cela a permis à EDF d’aller conquérir des marchés à l’extérieur !
F. W. Mon problème n’est pas de permettre aux entreprises françaises de tailler des croupières à leurs concurrents. La première mission d’une entreprise comme EDF est d’assurer l’accès à l’énergie pour tout le monde en France et en coopération pour tout le monde ailleurs. Pour 2013, je crois urgent et nécessaire d’aller vers des ruptures fondamentales avec le modèle européen actuel. Premier axe : enrayer cette politique d’austérité au profit du développement social et écologique. Deuxième axe : la question de la BCE, en particulier l’utilisation de sa capacité à créer de la monnaie pas seulement vis-à-vis des banques privées mais aussi des États membres pour favoriser le développement social et la transition écologique. Le troisième axe est celui de la démocratie. L’Europe actuelle est de plus en plus verticale : il faudrait qu’elle devienne de plus en plus horizontale avec une implication active des citoyens. Ainsi, le PGE voulait lancer une « initiative citoyenne européenne » en faveur de la création d’une banque publique européenne dédiée au financement du développement social et de la transition écologique en utilisant le même droit que celui des banques privées d’emprunter. La Commission nous a répondu qu’aucun article du traité ne permet un acte juridique favorable à une telle initiative.
M. B. Je pourrais travailler sur l’idée d’une institution bancaire européenne : ce n’est pas le rôle de la BCE. Je pourrais travailler sur l’idée d’une sorte de Caisse des dépôts européenne orientée vers des investissements d’avenir et même sur celle d’un livret d’épargne européen. Mais il faut une base juridique. Je suis d’accord aussi pour ouvrir sur tous ces sujets de vrais débats publics et citoyens !
F. W. Il faut donner une autre finalité à la construction européenne. Si le projet européen ne connaît pas des changements fondamentaux dans laprochaine période, vous allez détricoter, à votre corps défendant, l’appui des peuples européens.
PROPOS RECUEILLIS PAR FABIEN PERRIER
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